Cet article est paru précédemment dans la
lettre d'information du Département Risques et Crises de
l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur
A ce jour, fort heureusement, de nombreuses entreprises
n’ont connu de la crise que sa simulation. En effet, les
exercices de crise font partie des moyens les plus aboutis pour
tester un dispositif de crise et entraîner les dirigeants d’une
organisation à gérer des événements non souhaités.
Sans eux, un plan de gestion de crise resterait virtuel. Ils
sont donc la pierre angulaire de la réalisation et du maintien
d’un dispositif de gestion des crises et permettent de
matérialiser l’utilisation d’un plan. Cependant, cette
expérience est en partie illusoire, car lors d’un exercice de
crise, sont simulés à la fois les événements qui se déroulent et
les réactions des participants. On demande en effet aux
participants de croire aux événements simulés et parfois, la
suspension de l’incrédulité opère, le réalisme des événements
simulés aidant. On leur demande par ailleurs, de feindre des
décisions, des communiqués, de répondre à des appels
téléphoniques, d’interagir entre eux, etc., en somme de simuler
eux-mêmes une réponse, sachant pertinemment qu’ils sont en train
de faire « comme si ». Or, justement cette double simulation ne
garantit pas que soient présentes les caractéristiques
puissantes d’une crise réelle (l’émotion, le sentiment du
véritable péril…), rendant l’exercice souvent artificiel : «
dans la vraie vie ce serait différent », commentent parfois les
participants. De plus, un exercice de crise s’inscrit dans un
système formel, ne serait-ce que la définition d’un cadre
spatio-temporel, là où une crise réelle se jouerait de toute
approche formelle pour lui préférer une réalité non linéaire.
Enfin, la notion d’incertitude, celle qui réside dans toute
crise réelle, devra être matérialisée dans un exercice de crise
par des paramètres variables et parfois des données manquantes,
fruit de l’approche technique des concepteurs du scénario.
Dans cet article, nous nous proposons de réfléchir à la
construction des exercices de crise en empruntant à la science
du récit, la narratologie, ses notions théoriques, ses
catégories, en somme quelques concepts. Il ne s’agit pas de
proposer un panorama des théories existantes, ni des écoles de
narratologie qui se sont succédées au fil des époques, mais de
se donner les moyens de produire des récits de crise, véritables
fils conducteurs des exercices de simulation de crise.
Les prérequis d’un exercice de crise :
objectifs et vitesse narrative
Une mise en garde s’impose d’entrée de jeu. Un exercice de crise
ne saurait être conçu et réalisé sans objectifs préalables :
vérifier la connaissance des procédures, l’efficacité d’un
schéma d’alerte et de mobilisation, tester la capacité de
réaction d’un comité de direction en univers incertain, vérifier
la coordination des équipes, éprouver la résistance au stress de
l’équipe de crise, tester la chaîne de communication interne et
externe ou encore contrôler la coordination internationale des
cellules de crise, etc. En somme, deux principales motivations
résident derrière la volonté des organisations de « monter » un
exercice de crise : tester un dispositif ou entrainer la cellule
de crise. Dans les deux cas, l’ampleur de la simulation dépend
de multiples facteurs et un exercice de crise peut être
minimaliste et être réalisé uniquement « cartes sur table » avec
la cellule de crise, alors que certaines simulations en temps
réel impliquent, par exemple, les services de secours et la
population. Ces exercices sont de nature et de coût très
différents : les exercices grandeur nature se veulent surtout
opérationnels et exigent la participation d’une part conséquente
des effectifs d’une organisation. Les exercices cartes sur table
sont plus axés sur la capacité décisionnelle d’une cellule de
crise et peuvent s’effectuer en quelques heures.
C’est pourquoi, avant même d’en définir le sujet, concevoir
un exercice de crise demande en premier lieu d’en définir les
objectifs, définition sans laquelle il est difficile de
structurer la trame de la simulation et de construire un
scénario de crise valide. La simulation restant un exercice, il
est difficilement concevable de multiplier les objectifs ou de
chercher à être le plus exhaustif possible, afin de ne pas céder
à la tentation du « catalogue » : « voilà tout ce qu’on devrait
savoir faire en situation de crise ».
Or, parmi ces objectifs, certains sont difficiles à
atteindre, en dehors d’un cadre spatio-temporel bien défini. Par
exemple, il est difficile de tester la réaction des services
d’urgence, le schéma d’alerte, le fonctionnement du matériel et
les primo-réflexes sans réaliser un exercice « temps réel ».
Toutefois, ces exercices peuvent limiter la capacité de tester
la décision sur le long terme et la résistance d’une stratégie
face aux rebondissements. Nous pouvons donc distinguer deux
types d’exercices différents, avec des temporalités spécifiques
entre des événements se déroulant en temps « réel », et d’autres
jouant de la variation de la vitesse narrative. Dans Figures III
, Gérard Genette se base sur les représentations dramatiques qui
ne permettent pas la même liberté de traitement de la vitesse
narrative que celle de la narration, où l’on peut procéder à un
ralentissement ou à une accélération du temps. Genette distingue
quatre mouvements narratifs, dont une application est possible
dans la conception d’un exercice de simulation de crise :
1- La pause. Les événements s’interrompent pour
laisser place à une description statique ou à un discours
narratorial. Dans un exercice de crise, cela correspond aux
pauses liées à des points de situation imposés dans le scénario.
2- La scène. Le temps du récit correspond au temps de
l’histoire. Il s’agit des fameux « exercices temps réels ».
3- Le sommaire. Une partie de l’histoire
événementielle est résumée dans le récit, ce qui procure un
effet d’accélération. Cela permet dans un exercice de crise
décisionnel d’accélérer le temps des opérations, ou de fournir
le retour du terrain assez rapidement. On peut considérer par
exemple, que pendant la nuit, les pompiers ont maitrisé un
incendie. Les quelques heures nécessaires à cela seront résumées
en quelques lignes.
4- L’ellipse ou la possibilité de garder sous silence une
partie de l’histoire. Un blessé est pris en charge par les
services de secours peut déboucher sur une ellipse. Le récit
concernant le blessé s’arrête en effet, même si les participants
savent pertinemment ce qui est attendu d’eux en termes de
communication auprès de sa famille.
Faut-il préciser que ces quatre types de vitesse narrative
peuvent être combinés entre eux dans le but de mettre en exergue
des événements constitutifs de la simulation, ou laisser aux
participants le temps nécessaire à la construction de leur
réponse à l’événement ? Ainsi, on pourra accorder plus ou moins
de temps, et s’attarder peu ou beaucoup, en fonction des choix
textuels que font les concepteurs du scénario de crise pour
servir les objectifs préalablement précisés.
Construire un scénario de crise : l’art
contre la nature
Le scénario de crise doit être clair, crédible et le plus
proche possible de la réalité du terrain. A partir d’un
événement initial, se développe un scénario de crise qui se
dévoile de minute en minute. Les participants ont à faire la
distinction entre les faits conséquents et les éléments
parasites. Il leur appartient de décider comment gérer les
parties prenantes importantes, des actions à réaliser et ont à
prendre l’ensemble des décisions qui seraient nécessaires dans
une situation réelle. Le scénario est conçu pour bifurquer en
fonction des décisions qui sont prises par les participants. Ces
exercices peuvent aller plus loin avec l’aménagement de salles
secondaires où des intervenants supplémentaires jouent le rôle
des acteurs externes (autorités, etc.), internes (équipes sur le
terrain) et la presse.
Mais trop souvent, la construction des scénarios d’un
exercice de crise est abandonnée aux gestionnaires de crise. Si
ces derniers peuvent décider d’un événement initial et
d’événements principaux et secondaires, de tels scénarios
souffrent d’être construits comme les scénarios cartographiés en
gestion des risques, c’est-à-dire, livrés bruts, sans l’artifice
de la narration, sans distinction entre l’histoire et le récit
de crise. Or, il est nécessaire de comprendre que l’histoire, la
suite des événements et des actions, ne suffit pas à construire
un exercice de crise qui nécessite un récit, c’est-à-dire une
représentation finale, par le biais d’un narrateur de cette
histoire. Afin de comprendre le fonctionnement du récit, nous
nous proposons d’en analyser le fonctionnement selon trois
catégories :
a- La distance ;
b- Les fonctions du narrateur ;
c- La perspective narrative.
Construire un récit, a fortiori de crise, implique de faire
des choix techniques dans la narration, afin de créer une
représentation verbale de l’histoire, notamment pour gérer « la
régulation de l’information narrative », fournie aux lecteurs ou
aux participants d’un exercice. Est-il nécessaire de rappeler
l’enjeu informationnel d’une crise, où les données sont
manquantes, parfois contradictoires ? Cet enjeu est d’autant
plus important dans un exercice de crise, qu’il convient de
créer une illusion (la mimesis), nécessaire à la levée de
l’incrédulité des participants à une simulation de crise, et à
qui on demande, comme on le précisait plus haut, de simuler des
réactions. L’action même de raconter, par le biais d’un
narrateur, permet alors de rendre l’histoire vraisemblable et
vivante. Pour Gérard Genette, une instance narrative est donc
importante, afin de rendre compte de cet acte fictif du langage
qu’est le récit. Le récit dans un scénario de crise ne peut donc
pas imiter l’histoire (qu’elle soit réelle, inspirée d’un retour
d’expérience par exemple, ou fictive), mais la raconte avec plus
ou moins d’implication de l’instance narrative, dans le récit
lui-même.
a- La distance
Il s’agit, dans cette catégorie, d’observer la distance entre
l’histoire et la personne qui la rapporte, afin de comprendre le
degré de précision du récit (de la crise) et l’exactitude des
informations. Cela est d’autant plus important dans une
simulation de crise, que la cellule de crise qui joue l’exercice
est souvent « enfermée » dans une pièce et n’a pas de prise
directe avec l’information de crise, qui est filtrée. Dans
l’information de crise, nous nous proposons d’inclure à la fois
les faits, c’est-à-dire le récit d’événements et les
interprétations des faits (ce que dit ou pense un acteur). La
distinction entre les faits et l’interprétation des faits, fera
l’objet d’une partie dédiée dans notre article dans laquelle
l’analyse des biais cognitifs permettra d’en appréhender les
enjeux. Gérard Genette distingue quatre types de discours :
1- Le discours rapporté. Les paroles sont citées
littéralement par le narrateur (Exemple : Les pompiers, appelés
à 9h05 sont intervenus rapidement et ont pris en charge la
victime. Le capitaine m’a appelé et m’a dit « j’ai le regret de
vous informer que la victime vient de décéder »).
2- Le discours transposé, style indirect libre.
Les paroles ou les actions du personnage (partie prenante de la
crise) sont rapportées par le narrateur sans une matérialisation
linguistique (Exemple : Les pompiers, appelés à 9h05 sont
intervenus rapidement et ont pris en charge la victime. Le
capitaine m’a appelé : la victime est décédée).
3- Le discours transposé, style indirect. Les
paroles ou les actions d’un personnage sont racontées par un
narrateur, qui les présente selon son interprétation (Exemple :
Les pompiers, appelés à 9h05 sont intervenus rapidement et ont
pris en charge la victime. Le capitaine s’est vite adressé à moi
(directeur d’usine) et m’a dit que la victime était décédée).
4- Le discours narrativisé. Les paroles ou les
actions d’un personnage sont intégrées à la narration et sont
traitées comme un événement (Exemple : Les pompiers, appelés à
9h05 sont intervenus rapidement et ont pris en charge la victime
dont ils nous ont appris le décès).
La distance permet donc une transmission de l’information, de
la façon la plus précise (une citation textuelle) jusqu’à
l’englober dans le récit, avec toutes les imprécisions que
permet l’interprétation d’un fait ou d’une parole. Pour les
concepteurs d’exercice, le choix de la distance est intéressant
dans le traitement de l’enjeu informationnel d’une situation
simulée, afin de permettre aux participants un questionnement de
la situation, entre ce qui doit être pris pour acté (une
déclaration directe d’un officier des services de secours) et la
parole d’un directeur, rapportant ce qu’a dit l’officier, et qui
omet par conséquent certaines précisions, ou parfois qui en
interprète d’autres.
b- Les fonctions du narrateur
A partir de la notion de distance et en nous basant sur les
travaux de Genette, nous pouvons citer cinq fonctions de
l’entité narrative qui permettent de choisir le degré
d’implication, d’intervention du narrateur et par conséquent le
degré de précision de son récit des événements :
1. La fonction narrative : fonction naturelle dans un récit,
le narrateur a pour tâche de mettre en mots les événements dont
il est témoin. Tout acteur de la crise a donc une fonction
narrative, dès lors qu’il assume le rôle de relater sa version
des faits.
2. La fonction de régie : le narrateur exerce une fonction de
régie lorsqu’il commente l’organisation et l’articulation de son
récit, en intervenant au sein de son histoire. Cette fonction de
régie peut se manifester lorsqu’une partie prenante met en
doute, par exemple, les événements simulés, lors d’un refus
d’exercice. Cette fonction peut être difficilement anticipée
lors de la conception d’un exercice de crise.
3. La fonction de communication : le narrateur s’adresse
directement au narrataire, afin d’établir ou de maintenir le
contact avec lui. Au-delà des interpellations dans les « injects
», où un acteur contacte directement un participant, certains
éléments textuels rentrent dans cette catégorie. Il s’agit de
tous les indices qui permettent à un participant de se sentir
impliqué directement dans le récit de la crise simulée. D’où la
nécessaire répartition des injects de la crise, en fonction du
destinataire, afin de permettre un contact régulier des
participants avec les événements narrés.
4. La fonction testimoniale : le narrateur atteste la vérité
de son histoire et le degré de précision de sa narration. Ainsi,
il peut avoir recours à des sources d’information qu’il cite, ou
exprimer sa certitude voire ses émotions, par rapport aux faits
narrés. Cette fonction est des plus importantes quand il
convient de brouiller les pistes pour les participants.
5. La fonction idéologique : le narrateur interrompt son
histoire pour apporter un savoir général ou une expertise qui
concerne son récit, ajoutant ainsi à son degré d’implication. Le
rôle des experts peut entrer dans cette fonction idéologique du
récit.
c- La perspective narrative
Souvent appelée focalisation, il s’agit d’une distinction
entre une instance qui perçoit l’événement et celle qui la
raconte. Véritable piège dans la conception d’un exercice de
crise, il arrive que les concepteurs confondent la bible du
récit (comprenant toutes les informations relatives aux
événements et aux parties prenantes) et le récit lui-même, qui
doit être raconté selon un point de vue. Ainsi, dans une cellule
de crise réunie, un enjeu majeur de la narration consiste à
trouver de façon continue, les artifices qui feront que les
informations parviendront aux participants réunis en cellule
(dépêches AFP, appels des autorités…). Gérard Genette distingue
trois types de focalisations :
1- La focalisation externe. Le narrateur en sait moins que
les personnages. Il agit comme une caméra qui relate les faits
des parties prenantes, tels qu’il peut les percevoir, sans avoir
accès à leurs pensées.
2- La focalisation interne. Le narrateur en sait autant que
le personnage et les informations fournies aux participants sont
donc filtrées par la perception de ce personnage.
3- la focalisation zéro. Le « narrateur Dieu » connaît les
faits, les gestes et les pensées de tous les protagonistes.
L’approfondissement des caractéristiques de l’instance
narrative, le choix du mode et de la distance, contribuent à
créer un effet différent chez les participants, allant au-delà
du simple alignement chronologique de faits, dans l’objectif de
produire une forte illusion de réalisme et de vraisemblance.
Créer l’incertitude
Au-delà de son opérationnalité, une simulation de crise a
pour enjeu de recréer un univers suffisamment incertain.
L’ontologie des crises nous avertit pourtant de l’imprévisible
qu’elles recèlent, ce qui devrait être le cas dans les exercices
de crise. L’idée consiste toutefois à éviter de simuler une
invasion de martiens et à concevoir des exercices crédibles mais
aux contours imprévisibles et surprenants. L’observation des
crises nous renseigne à ce sujet : si de nombreuses crises se
sont révélées surprenantes dans leur forme, une fois qu’elles
ont eu lieu, elles paraissaient « évidentes », voire même
prévisibles (biais rétrospectif). A partir d’objectifs
clairement définis, le scénario principal pourra être fondé sur
un thème central, prévu dans la cartographie des risques (par
exemple, la perte de moyens de production), associé à une
origine et un événement déclencheur exogène (explosion dans une
usine mitoyenne d’origine inconnue), un contexte particulier
(période d’attentat) et une forte incertitude (réaction des
publics et des autorités). Un scénario principal se doit d’avoir
plusieurs thèmes, par exemple celui de la continuité d’activité
associé à un problème juridique et une pression médiatique. Mais
cette donne initiale est insuffisante, car dans la réalité, une
situation de crise est jalonnée d’une incertitude fondamentale :
un manque d’information associé à des biais cognitifs dans un
univers incertain. Cela nous permet de nous interroger sur la
nécessité des précisions, des détails superflus (comme la
couleur de la porte d’un atelier par exemple), ces notations qui
semblent inutiles dans le scénario d’un exercice de crise. Nous
sommes tentés d’emprunter à Roland Barthes sa catégorie d’«
effet de réel » que rendent ces éléments superflus, en raison de
leur inutilité même. Ainsi, alors que la tentation dans la
construction d’un scénario de crise est d’aller à l’essentiel,
vers une économie de l’information, nous sommes tentés de prôner
cet « effet de réel » : si le récit de crise peut se permettre
le luxe d’inclure dans son déroulé de l’inutile, cela semble
signifier qu’il n’est pas une création artificielle, mais bien
un décalque de la réalité, renforçant l’illusion réaliste et par
conséquent la vraisemblance du récit. Aux participants revient
alors la charge de décider que tel élément est inutile ou
insignifiant et que tel autre ne l’est pas, et par conséquent
d’interpréter tout élément textuel.
Introduire des biais cognitifs pour
s’entraîner à décider en univers incertain
Décider en univers incertain est délicat et passionnant, car
les crises sont souvent trompeuses, abusent notre mémoire et nos
sens, interdisent la médiocrité, se gaussent des confusions
fréquentes et détruisent les organisations orgueilleuses.
Prenons, par exemple, la sacrosainte empathie que tous les «
experts » peu avertis présentent comme le Graal d’une
communication de crise réussie. Sauf que dans la réalité,
l’empathie est une fonction cognitive et sociale : les crises le
savent bien et la subtile différence entre l’expression de
l’empathie et sa textualité, ce qui peut conduire aux erreurs
les plus redoutables. Ainsi, pour former l’intrigue, les
simulations de crise peuvent puiser dans le catalogue des
erreurs communes et tromper les participants pour approcher la
réalité des crises. C’est le rôle attribué à l’insertion de
biais cognitifs qui altèrent le raisonnement. Sans en faire un
inventaire exhaustif, certains biais, surtout lorsqu’ils se
superposent, viennent régulièrement conduire une cellule de
crise dans l’erreur et le manque de discernement. Nous pouvons
ici évoquer trois cas fréquents :
• L’erreur liée à la mémoire d’événements récents (ou prévus
dans la cartographie des risques). Par exemple, l'effet de
récence qui veut que l’on estime une situation à l’aune
d’événements récents. Si l’on associe l'effet de récence à
l'effet de primauté (qui fait que l'impression générale que l'on
a d’une situation de crise est influencée par la première
information perçue), ce couple peut devenir un redoutable ennemi
du discernement. C’est ce que Christophe Roux-Dufort nomme « la
mémoire du futur », que l’on peut illustrer par notre propension
actuelle à imaginer que le bruit d’un pétard est celui d’un
attentat.
• La persévérance dans l’erreur. Autre couple redoutable dans
une situation de crise : le biais de disponibilité (ou
d’ancrage), qui veut que l’on se fie aux informations
immédiatement disponibles. Marié au biais de confirmation, soit
à notre propension à persévérer dans l’erreur, le biais de
disponibilité fera de trois informations, pourtant données au
conditionnel, la preuve irréfutable qu’une hypothèse se vérifie,
alors que rien ne permet de l’affirmer : Carlos Ghosn en a fait
les frais lorsqu’il fut persuadé que trois cadres dirigeants de
Renault étaient des espions à la solde de concurrents chinois.
• La volonté d’y arriver à tout prix. La capacité de décider
peut aussi être troublée par la focalisation sur l’objectif :
dans un exercice de crise, il suffit de créer une focale pour
rendre aveugle la cellule de crise sur l’ensemble de sa vision
périphérique. Ainsi, des indices nouveaux qui viennent
contredire ce que l’on pense de la situation, peuvent passer
inaperçus. Ajouté à un biais d’ancrage avec un soupçon de biais
de stabilité (ou le danger d’écarter les hypothèses
improbables), une équipe de crise peut foncer droit dans le mur.
Il n’en demeure pas moins qu’un exercice de crise n’a pas
pour volonté de « piéger » les participants, ainsi on prendra
soin, lors d’introduction de biais cognitifs, de prévoir dans
l’animation la possibilité d’introduire un élément destiné à
permettre à la cellule de crise de se rendre compte elle-même de
son erreur, si celle-ci persiste.
Détecter les biais cognitifs non prévus
dans l’exercice
Outre la volonté d’introduire des biais cognitifs dans un
scénario de crise, certains biais viennent directement du
fonctionnement de la cellule de crise : il est alors important
de savoir les détecter pour les mettre en avant dans le retour
d’expérience. Si l’on peut difficilement révéler, lors d’un
retour d’expérience, les biais égocentriques - immunité à
l'erreur (la tendance à penser qu'on ne peut pas se tromper),
celui de la confiance excessive (en soi), l’effet Dunning-Kruger
qui conduit les personnes les moins compétentes dans un domaine
donné à surestimer leurs compétences (et les plus compétentes à
douter) -, d’autres biais sont plus facilement acceptés lors du
débriefing :
1- Le culte de l’expert. Le biais d'autorité est la
tendance à surévaluer la valeur de l'opinion d'une personne que
l'on considère comme ayant une autorité sur un sujet donné.
Cependant, à moins de s’égarer, les situations de crise ne sont
pas du ressort de l’expertise unique, mais de la collégialité et
d’une vision à 360°. Il est à ce propos nécessaire de préciser
que l’expert en gestion de crise, n’existe pas : on ne saurait
être à la fois expert en tout et accepter l’incertitude
fondamentale des crises et donc de se tromper.
2 - Le faux consensus. L'effet de faux consensus est
la tendance à surestimer le nombre de personnes qui partagent
une opinion et donc une vision des réponses à apporter à une
crise. Une décision peut sembler faire l’unanimité dans une
cellule de crise, alors qu’elle peut être minoritaire.
3- Le silence face au consensus. Face à l'effet de
faux consensus, une personne qui voudra mettre en garde la
cellule de crise sur la direction qu’elle souhaite prendre pour
gérer la crise, finira par ne pas tenter d’affirmer son point de
vue, sous l’effet d’un faux consensus même si elle a
parfaitement raison.
4 - Le vrai consensus. Il peut être la résultante de
ce que les militaires intitulent « le syndrome de la citadelle
assiégée », à savoir la propension d’une équipe de crise à
imaginer être entourée d’un monde hostile ou incompétent. C’est
un terrain favorable au développement d’erreurs d’exégèse du
récit de la crise.
D’autre biais cognitifs existent et le lecteur trouvera une
littérature abondante sur le sujet : l’important pour toute
cellule de crise, réside dans sa capacité à remettre en cause «
ce qu’elle pense de la situation », les déductions évidentes
mais aussi de réaliser des liens entre des événements,
particulièrement là où ils ne se manifestent pas ostensiblement,
dans l’espace protéiforme des crises.
Conclusion : la simulation de crise hors
fiction
Si l’on se fie aux déclarations des pères de la narratologie,
l’ambition de la science du récit est d’être une grammaire à
partir de laquelle tout récit, quelle que soit son aire
linguistique, son contexte de production ou sa finalité, puisse
être appréhendé. Nous avons donc postulé que les scénarios de
crise pouvaient se prêter à l’exercice de s’intéresser aux
récits, non sans interroger le statut épistémologique du récit.
Ce qui fait la différence entre un récit et une chronique
d’événements agencés selon leur ordonnancement dans le temps,
est la présence d’une intrigue , c’est-à-dire la capacité du
récit de bifurquer, sa « liberté vertigineuse (…) d’adopter à
chaque pas telle ou telle orientation (…) arbitraire, donc de
direction ».
Cependant, pour qu’un exercice de crise fonctionne, le récit
qu’il véhicule doit être vraisemblable : « le récit
vraisemblable est donc un récit dont les actions répondent,
comme autant d’applications ou de cas particuliers, à un corps
de maximes reçues comme vraies par le public auquel il s’adresse
; mais ces maximes, du fait même qu’elles sont admises, restent
le plus souvent implicites. » Cela nécessite par conséquent une
détermination rétrograde, celle de la fin par les moyens, des
causes par les effets. Or, comment pourrait-on percevoir ce «
caractère rétrospectivement synthétique du récit », d’un récit
de crise dont le dénouement est caractérisé par l’inachèvement,
alors que « le texte narratif est assimilé à une unique phrase
syntaxiquement et sémantiquement complète ». Car, à partir d’un
moment arbitraire, le récit de la crise telle que simulée,
n’obéit plus aux intentions de ses auteurs, devenant alors une
trame-alibi pour le récit que construiront les participants à
l’exercice, par la narration, c’est-à-dire la mise en intrigue
qu’ils feront eux-mêmes des événements. Le véritable récit est
celui qui est joué par les participants et non celui écrit, qui
comme le scénario d’un film, n’a qu’une existence transitoire.
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